Rosie
Ils font partie du décor, ils sont le décor. Il semble que rien ne bouge, mais si on regarde de plus près on commence à percevoir des silhouettes, des mouvements, on reconnaît des hommes et des femmes. D’encore plus près on distingue des regards, puis des pensées et même des désirs. Dans un pays anéanti par la guerre, submergé de poussière et de détritus, sept personnes se battent tous les jours pour garder leur intimité, prennent la fuite sans savoir où aller, ou essaient tout simplement de faire comme si de rien n’était.
Instants de vie quotidienne bouleversée par la guerre.
« On continue. On reste là, par principe, pour ne pas céder, il ne reste plus grand chose à faire, le soir on rentre tôt, on n’a plus à payer nos factures... Nous n’avons plus d’électricité. Les gens ne s’aventurent pas dans ce désert. »
Note d'intention
Si je suis né dans un pays qui n’a pas connu la guerre depuis plusieurs décennies, j’assiste en tant que « spectateur » aux guerres qui se passent dans le monde à travers des images, des témoignages et en lisant des pièces de théâtre. En voyant des personnes évoluer à l’intérieur de ces villes détruites par des bombardements, les seules villes qui peuvent paraître immobiles, je me suis immédiatement posé la question : est-il possible de continuer à vivre dans un endroit pareil ? Jusqu’à quel point l’homme peut-il garder son humanité dans une situation où il n’y a plus de repère et où il peut mourir à tout instant ? Dans un pays comme le nôtre, nous cherchons à rompre le caractère répétitif de la vie, à casser la routine alors que dans un pays en guerre, le seul attachement à la vie, à l’humain, tient en ces petits actes quotidiens.
Je voulais parler des personnes qui, se retrouvant dans une situation de guerre, ne se battent pas pour une cause établie et affichée, mais essayent tout simplement de garder leur vie telle qu’elle était avant le conflit. Ils ne veulent pas survivre, ils veulent vivre. D’où le choix du titre Rosie, un negro-spiritual qui dévoile le sort d’esclaves s’accrochant à la vie et pour lesquels la musique et le chant représentent un moyen de s’abstraire de leur condition. Le refrain de la chanson, « Rosie, Hold on Gal » (« Rosie,tiens bon ma fille »), traduit le combat de ces esclaves, à l’image des populations piégées au milieu d’un conflit qui résistent à des événements qui les dépassent et sur lesquels elles n’ont pas d’emprise. Leur seul moyen de continuer à vivre est d’essayer de mettre une distance avec ce qui leur arrive.
«Peut-être, j’ai perdu la guerre, j’ai perdu la terre, j’ai perdu deux enfants, j’ai perdu mon histoire, j’ai perdu le sommeil, j’ai brûlé des amours, j’ai brûlé ma fortune, mais j’ai appris une chose... J’ai appris qu’il faut chercher lebonheur jusque dans la catastrophe.»
On a voulu imaginer que ces gens éprouvent des envies, sont confrontés à des déceptions qui ne sont pas tout le temps en lien direct avec le drame qui se joue autour d’eux. Et pourtant ces deux réalités cohabitent et se croisent : si la guerre s’insinue et touche chacun au plus profond de soi, c’est bien la préservation de cette intimité qui permet de garder une part d’humanité dans cette guerre. Face à un danger de mort constant, ces gens sont d’autant plus obligés de croire en chaque instant qui constitue leur vie. À l’image de cette personne qui, vivant dans un bâtiment en ruine susceptible de s’écrouler à tout moment, repeint régulièrement la pièce dans laquelle elle habite.Tout est dans un équilibre très instable, dérisoire, et on n’a pas d’autre choix que d’y croire.
C’est cet équilibre fragile que j’ai voulu mettre en scène dans une forme s’approchant du jeu burlesque et du clown, avec cette façon qu’ont ces derniers d’être dépassés par lemonde tout en y croyant encore, pour que leurs drames ressortent dans toute leur vérité. En utilisant un langage venant essentiellement du corps, sans pourtant exclure la parole, nous nous sommes inspirés d’artistes comme Charlie Chaplin, Buster Keaton, James Thierrée, Family Floz, Peeping Tom..., pour lesquels le corps a une place centrale dans l’écriture dramaturgique et le mouvement est avant tout au service du sens dramatique. Il ne s’agit pas ici de représenter une situation de guerre en plaçant à la fois les comédiens sur le plateau et le public dans des sièges, mais plutôt de faire vivre à toutes les personnes présentes dans la salle, spectateurs et comédiens, un état de guerre. Nous avons souhaité élargir l’espacede jeu à tous les lieux du théâtre, les comédiens devenant techniciens ou musiciens. C’est eux-mêmes qui éclairent avec les moyens du
bord (projecteurs, torches, bougies, lampes...) les histoires qui se jouent tout en les accompagnant par de la musique en live. Ce sont ces comédiens-techniciens qui donnent forme à l’espace dans lequel ils jouent, de façon à symboliser ce côté « débrouillard » de la vie pendant la guerre où l’on est en effet obligé de tout faire par soi-même.
Des nombreuses images qui nous ont nourris, telles que les mises en scènes de la photographe iranienne Gohar Dashti qui considère que « [sa] génération a grandi avec la guerrecommearrière-plan», ou les tableaux du peintre d’origine syrienne Lawand Attar qui a toujours conçu la peinture comme «quelque chose de très corporel où le corps est investi dans la matière–je me bats avec la peinture, mais je suis toujours perdant», nous avons retenu le gris. La présence forte de cette couleur s’apparente à la matière qui constitue une ville, la construit : le béton, matériau symbole de la croissance d’un pays et de sa réussite. À l’inverse, c’est l’image même du béton déstructuré de ces villes détruites qui symbolise une forme de déchéance et témoigne de l’état de guerre dans un pays. C’est ainsi que j’ai imaginé les personnages et les objets constamment recouverts d’une poussière grise qui uniformise l’espace et atténue les couleurs.